Oiseaux nicheurs à Bruxelles : chroniques d’un atlas
Un faucon pèlerin au sommet de la cathédrale St-Michel et Gudule, un râle d’eau au Moeraske, des chardonnerets élégants à la friche Josaphat… À Bruxelles, chaque observation compte. Car si la Région dispose d'une législation pour protéger sa biodiversité, sa mise en œuvre se heurte régulièrement aux intérêts économiques et aux politiques de développements. Pour défendre la nature en ville, il faut d'abord la documenter. C'est là que Natagora et des centaines de naturalistes bénévoles entrent en jeu.
Depuis sa plus tendre enfance, Maurice Segers, ornithologue volontaire, est fasciné par la nature. "J'ai eu le privilège de grandir dans un recoin, jadis campagnard, de Jette, à un soufle du Poelbos, du Laerbeekbos et du marais de Jette- Ganshoren. Notre rue traversait des prairies, champs, vergers et haies vives. Depuis la fenêtre de la cuisine, j’observais, émerveillé, des hirondelles rustiques qui élevaient leurs petits pendant nos repas." La première rencontre de Maurice avec Aves remonte au milieu des années 1970, lorsque malgré son jeune âge, il contribuait à l’inventaire ornithologique mené au Poelbos pour le premier Atlas des oiseaux de Belgique (1973-1977).
"Je les ai conduits jusqu’au nid du martin-pêcheur, caché dans une ancienne carrière au pied de "la Montagne de la peur", comme nous l’appelions entre enfants." Ayant ensuite participé aux deux atlas centrés sur Bruxelles (1989-1991 et 2000-2004), il lui a semblé tout naturel de s'impliquer à nouveau. "Pour cette nouvelle édition 2022-2024, j'ai recensé des nids de goélands bruns, une espèce absente des atlas précédents. Quelques couples nichent depuis 2019 avec certitude sur les toitures d'entreprises le long du canal."
Une collaboration entre région et associations
Aujourd’hui, la réalisation des atlas de la faune et de la flore en région bruxelloise fait partie des missions de l'administration de l'environnement et de l'énergie de la Région de Bruxelles-Capitale. Pour ce faire, Bruxelles Environnement travaille avec des associations naturalistes telles que Natagora et soutient des projets de sciences participatives. Jusqu’il y a peu, c’est Olivier Beck qui y coordonnait la planification de la conservation de la biodiversité à Bruxelles. "Quand j'ai commencé en 2003, on était en train de finaliser l'Atlas des oiseaux nicheurs de Bruxelles (2000-2004) avec Anne Weiserbs et Jean-Paul Jacob de chez Natagora." Un "atlas de répartition", en écologie, consiste à étudier un territoire donné pour obtenir une photographie précise de la répartition des espèces d’un groupe taxonomique particulier pendant une période définie. "Après cette édition-là, une réflexion a été lancée au sein de l'administration pour organiser la suite." Il a alors été décidé d’actualiser les données tous les quinze ou vingt ans pour comprendre l’évolution de ses populations. Cet exercice a mené à la rédaction d'une stratégie de monitoring au sein du département nature. "L'étape cruciale a été l'ancrage politique de cette stratégie qui a été inscrite dans un arrêté du gouvernement, ce qui assure la continuité." Connaître l’évolution de l’état des populations avec une certaine précision permet de planifier la gestion du territoire bruxellois en faveur de la biodiversité, d’une part. Et, d’autre part, de concevoir des plans d’actions pour certaines espèces-cible.
Le département Études de Natagora, dirigé par Jean-Yves Paquet, a été mandaté avec Natuurpunt, dans le cadre d'un marché public, pour coordonner l'inventaire sur le terrain et compiler les résultats. "On a une longue tradition de collaboration avec Bruxelles Environnement pour le monitoring continu des populations d’oiseaux, qui remonte à 1992. Mais les atlas, c’est chaque fois une période spéciale, plus intense. Une centaine d’observateurs et d’observatrices bénévoles ont contribué au recensement réalisé pour cet atlas entre 2022 et 2024. C’est une richesse énorme, parce qu’il permet de recueillir une quantité de données qu'on ne pourrait jamais collecter uniquement avec des professionnels. C'est vraiment un projet qui est à la fois scientifique et citoyen."
En 2023, c’est au tour de Marius Pailhès de rejoindre l’équipe du projet à la suite d’Alain Paquet qui allait prendre sa retraite. Avec l’aide d’Antoine Derouaux, le responsable des projets ornithologiques chez Natagora, Marius coordonne la réalisation de cet atlas, le soutien aux volontaires, l’analyse des données et la rédaction des résultats. Au total, 95 volontaires se sont engagés à compter le nombre d'oiseaux nicheurs dans un ou plusieurs carrés, selon un protocole précis. La proportion des femmes participant au recensement a d’ailleurs doublé par rapport à l’édition d’il y a vingt ans. "Ce résultat ne fait pas partie de l'étude, mais est intéressant. Il montre une évolution dans les populations d’ornithologues cette fois-ci et peut-être de la société."
Des sciences citoyennes et méthodiques
"L’Atlas des oiseaux nicheurs de Bruxelles est un projet en sciences participatives qui s’appuie sur une méthode scientifique éprouvée." Pour organiser la collecte de données, le territoire de Bruxelles a été divisé en 198 carrés d’un kilomètre de côté, et chaque carré a été attribué à un ou une ornithologue. Les espèces nicheuses sont suivies pendant trois ans, de 2022 à 2024. "On peut suivre un carré durant un an, mais on peut aussi rester dessus pendant trois ans." Chaque volontaire qui suit un carré doit réaliser au minimum deux visites standardisées. Ces visites suivent un protocole précis qui permet de comparer les carrés, dans le temps et dans l'espace. "Ainsi, le travail d’un ou une volontaire qui consacre 200 heures à son carré peut être comparé à un autre qui n'y passe que 10 heures. Certes, l'effort d'observation diffère, mais puisque tous deux ont effectué les mêmes visites standardisées, on peut établir des comparaisons objectives : en une heure, combien d'oiseaux ont été observés ici ou là ?" Le premier passage s'effectue entre le 1er avril et le 15 mai. Il cible les nicheurs précoces et les espèces sédentaires qui établissent leur territoire tôt dans la saison. Le second passage a lieu entre le 16 mai et le 30 juin. Il permet de confirmer les territoires repérés lors de la première visite et de recenser les migrateurs qui sont revenus et ont commencé à nicher plus tard.
Une immersion volontaire
Parmi elles, deux volontaires, Michelle Goubout et Elisabeth Godding. Michelle a suivi deux carrés près de chez elle, à Jette et un autre à la campagne, du côté de Neerpede. "En fait, le carré à la campagne, je l'ai pris parce que je savais qu'il y avait la chevêche d'Athéna dedans." Elisabeth a, quant à elle, suivi trois carrés très urbains du côté d’Etterbeek, entre le campus de la Plaine et le rond-point Montgomery au centre duquel elle a même entendu un accenteur mouchet chanter vigoureusement. "Comme la plupart d'entre nous, j’ai d'abord choisi des carrés près de mon domicile. Ça permet de faire facilement des petites sorties à la fin de la journée." Toutes deux participent régulièrement à des recensements. Elles ont, d'une manière ou d'une autre, participé à presque tous les atlas organisés à Bruxelles : l’atlas des mammifères, celui des reptiles et des amphibiens et maintenant Florabru, l’atlas de la flore sauvage. Pour Michelle, la continuité dans les observateurs d'un atlas à l'autre est intéressante pour le projet. À titre plus personnel, elle y voit une opportunité d'apprentissage et de découverte.
Pour chaque carré, les volontaires préparent minutieusement leurs sorties. Élisabeth, par exemple, trace un itinéraire sur base d’un repérage des spécificités du terrain, les immeubles, les parcs, les jardins, les intérieurs d’îlots accessibles. "On imprime la carte, on regarde où on peut entrer, où on peut écouter derrière un mur." Certains valident leur parcours avec les coordinateurs ; d’autres préfèrent l’exploration libre, à pied ou à vélo. "Les inventaires commencent souvent à l’aube, quand la ville dort encore. Un dimanche sec idéalement, quand le vacarme humain ne couvre pas encore les chants d’oiseaux." Quand elle ne suit pas un protocole précis, Élisabeth sort deux à quatre heures ; une marche attentive, à tendre l'oreille plutôt qu'à scruter. "Je me souviens, d’une sortie en hiver, il faisait très froid. Un de mes passages habituels était verglacé. Je n’avais pas envie de me casser la figure, alors j’ai fait un détour par un autre chemin. Le hasard faisant bien les choses : j’ai observé une ronde hivernale avec des mésanges, des mésanges à longue queue et quelques roitelets." Étant souvent en charge du suivi de plusieurs carrés, les observateurs comme Michèle apprennent à saisir les opportunités. Une sortie pour aller au marché devient parfois une occasion d’observer le chant d’un rougequeue noir, la silhouette d’un couple de chardonnerets, un transport de nourriture, un accouplement : chaque signe compte pour préciser le statut d’un oiseau, de simple présence à preuve de nidification. "Et quand il s’agit de recenser les martinets qui nichent à la basilique de Koekelberg, on s'entraide. On était six, chacun à un angle de ce monument gigantesque, pour compter les allées et venues au crépuscule. On a recensé une quinzaine de couples nicheurs cette année."
Du côté institutionnel, le relais est assuré. En février 2025, Florence Didion a repris le rôle de coordination de l'atlas pour Bruxelles Environnement, mené depuis plus de vingt ans par Olivier Beck. "J'ai repris cette mission avec beaucoup d'enthousiasme. C'est vraiment, très gai." Au-delà du simple inventaire ornithologique, l'atlas des oiseaux nicheurs constitue un outil de gouvernance environnementale pour la région bruxelloise. "C'est bien de savoir quel est l'état des populations, mais à quoi ça sert ? C'est de voir là où il y a des problèmes et là où il y a des choses positives qui se passent." Les données récoltées pour l’atlas 2022-2024 révèlent ainsi que les espèces liées aux milieux humides progressent, tandis que celles dépendant du bâti ou des milieux ouverts, tels que les friches ou les terrains agricoles, régressent. L'atlas contribue également à évaluer l'efficacité des politiques mises en place, comme la trame verte et bleue déployée dans la capitale. Ces constats alimentent directement la planification régionale, notamment via le Plan Nature, actuellement en révision et qui intègre désormais les exigences du règlement européen de restauration de la nature. Mais l'utilisation des données ne se limite pas aux grandes orientations politiques. "Ce genre de résultats, on l'utilise en permanence. Les équipes de Bruxelles Environnement consultent régulièrement l'atlas lorsqu'un projet de construction ou d'aménagement est soumis à leur analyse pour évaluer l'impact sur la biodiversité." D'où l'importance cruciale de l'objectivité scientifique du monitoring, garantissant des données incontestables dans les processus décisionnels.
Cet Atlas des oiseaux nicheurs est le troisième consacré au territoire bruxellois. L'atlas complet, qui inclura pour la première fois un recensement des oiseaux hivernants, devrait paraître fin 2026. Le suivi ornithologique à Bruxelles s'étend ainsi sur près de soixante ans. Cela offre une perspective temporelle rare pour comprendre l'évolution de la biodiversité urbaine. Pour Jean-Yves Paquet, au-delà de l'état des populations d’oiseaux et de leur répartition sur le territoire, ce travail invite à repenser la ville et le rôle qu'elle joue comme espace naturel dans le réseau écologique. Celle-ci reste un obstacle pour certaines espèces, c'est indéniable. Les parcs, jardins, étangs et marais sont des reliquats d'anciens milieux naturels qui ont été remodelés pour les besoins humains. "Quand on regarde l'évolution des populations d'oiseaux sur plusieurs décennies, on voit bien que la ville, c'est un écosystème en soi. C'est un écosystème créé par l’homme, mais il y a des habitats, des corridors écologiques, des ressources alimentaires qui permettent d'accueillir la faune sauvage et la flore spontanée. La nature y trouve sa voie, pas seulement dans ces reliques des milieux qui ont précédé l’urbanisation, mais aussi, de manière inattendue, dans les interstices de la ville elle-même." En milieu urbain, nous sommes aux manettes : nous disposons du pouvoir et des leviers pour façonner une ville accueillante, tant pour les humains que pour la faune et la flore sauvage. Ce qui n’empêche pas la nature de s’installer dans les interstices de façon spontanée quand on lui laisse un peu place.