Position de Natagora sur les agro-carburants

Adoptée par le Conseil d’Administration le 23/05/2011

La Commission européenne devrait présenter, durant l’été 2011, une analyse sur la prise en compte du changement d'affectation des sols dans l'évaluation de la durabilité des agro-carburants. Selon les résultats, elle pourrait revoir la Directive « Énergies renouvelables » afin de réduire les effets secondaires négatifs résultant de la production des agro-carburants.  Connie Hedegaard, Commissaire chargée de l'action en faveur du climat, a en effet  admis qu’« Il nous faut veiller à ce que les agro-carburants que nous promouvons entraînent de réelles réductions d'émissions de gaz à effet de serre. Nous avons défini des critères de durabilité robustes pour la production de ces agro-carburants, mais nous ne devons pas négliger les effets indésirables qu'ils pourraient entraîner à l'échelle planétaire du fait de la demande ainsi créée. L'action dans ce domaine doit se fonder sur le principe de précaution ».

Natagora insiste pour que l’Europe reconsidère d’urgence sa politique vis-à-vis des agro-carburants. Cette prise de position entend résumer les principales problématiques engendrées par les agro-carburants, tout en formulant des recommandations générales. Le présent document se limite à aborder les aspects environnementaux et sociaux liés aux agro-carburants et n’a donc pas la prétention d’aborder l’ensemble de la matière (les aspects financiers, techniques et phytopharmaceutiques notamment ne sont donc pas abordés).

Définitions

Le Journal Officiel européen définit les « biocarburants » comme des combustibles liquides ou gazeux, utilisés pour le transport, et produits à partir de biomasse. Dans la suite du texte, nous utilisons volontairement le terme d’« agro-carburant » qui indique que le carburant est obtenu à partir de produits issus de l'agriculture. Cela permet d’éviter toute confusion liée au préfixe « bio » qui, lorsqu’on parle d’agriculture, est généralement associé au mode de production biologique respectant des conditions précises d’exploitation respectueuses de l’environnement (production sans pesticides, ni engrais chimiques). Les agro-carburants sont, quant à eux, produits la plupart du temps dans le cadre de modèles d'agriculture intensive qui présentent toute une série d’impacts environnementaux particulièrement négatifs : appauvrissement et pollution des sols, perte de diversité biologique liée à la monoculture, utilisation intensive de pesticides et engrais chimiques, diminution de la qualité et des quantités en eau, utilisation massive de cultures d’OGM…

Il est également important de préciser qu’actuellement, les objectifs d’utilisation d’énergie renouvelable dans le secteur des transports sont essentiellement assurés par les agro-carburants de première génération. De même, à l’horizon 2020, malgré la mise en production future des agro-carburants dits de seconde et troisième générations, ce sont encore majoritairement les agro-carburants de première génération qui seront, en pratique, susceptibles de répondre aux objectifs européens en matière d’énergie renouvelable. Les développements de la présente position se concentrent donc exclusivement sur les agro-carburants de première génération (et en particulier ceux issus des filières à base d’alcool et huiles).

Politique européenne sur les agro-carburants

La législation européenne en matière d’agro-carburants découle principalement de la Directive 2009/28/CE relative à la promotion de l’utilisation de l’énergie produite à partir de sources renouvelables et modifiant puis abrogeant les directives 2001/77/CE et 2003/30/CE (au 1er janvier 2012), dite Directive EnR. Cette Directive européenne vise à mettre en place un cadre commun relatif à la production et à la promotion d’énergie à partir de sources renouvelables. Elle fait partie du paquet « énergie et climat » de l’Union européenne, qui constitue le cadre législatif lié aux objectifs communautaires de réduction des émissions de gaz à effets de serre.

La Directive EnR prévoit, d’une part, l’utilisation des agro-carburants devant entraîner une réduction des émissions de gaz à effet de serre « depuis la production de la matière première jusqu'à la consommation » et, d’autre part, une « restriction de l'usage des sols pour la production des biocarburants » (terres à haute valeur en biodiversité et terres présentant un important stockage de carbone). La Directive EnR fixe, pour 2020, un objectif de 10% d'énergie produite à partir d’énergies renouvelables dans le secteur des transports et de 6% de réduction des émissions de gaz à effet de serre par les carburants utilisés dans ce secteur via « une contribution significative des agro-carburants » . Ces objectifs s’intègrent dans l’objectif global « 20-20-20 » de la Communauté européenne (20% de l’énergie produite à partie de sources renouvelables en 2020). La Directive EnR prend, en outre, acte de la nécessité d’importer des agro-carburants produits dans des pays tiers. 

Changement d’affectation des sols indirect (CASI)

La politique européenne en matière d’agro-carburants présente un manquement important : elle n’a pas anticipé l’impact indirect de leur production sur l’affectation des sols. En effet, la production d’agro-carburants ne peut évidemment se faire au détriment des surfaces agricoles nécessaires à l’alimentation. Toute nouvelle surface consacrée à la production des agro-carburants implique donc que d’autres terres soient converties ailleurs pour l’agriculture. Cet impact des agro-carburants en termes de changements indirects d’affectation des sols (effet CASI ) n’a pas été pris en considération lors de l’adoption de la Directive EnR.

Une étude récente de l'Institut de politique environnementale européenne (IEEP)  analyse l’impact potentiel que la consommation d’agro-carburants en Europe d’ici 2020 aurait en termes de conversion de terres et d’émissions de gaz à effet de serre. Cette étude évalue que pour les 27 Etats membres de l’Europe, l’utilisation accrue des agro-carburants telle que prévue d’ici 2020 provoquerait des changements indirects d’affectations du sol pour une surface comprise entre 4,1 et 6,9 millions d'hectares. La conversion de cette surface conduirait, en outre, à une augmentation des gaz à effet de serre évaluée entre 27 et 56 millions de tonnes d'équivalent CO2 par an d'ici à 2020, l’équivalent de ce qu’émettraient 12 à 26 millions de voitures supplémentaires sur les routes européennes !

Il est évident que l’Union européenne devra revoir sa copie sur ce point, d’une part en sélectionnant des agro-carburants qui ne nécessitent pas de telles surfaces pour leur production, mais également en intégrant les émissions de gaz à effet de serre liées au CASI dans le calcul de l'empreinte carbone des agro-carburants. 

Spéculation foncière dans les pays du Sud

La politique européenne en matière d’agro-carburants a des répercussions directes sur les pays « du Sud ». En effet, l’objectif de 10% fixé par l’Union européenne ne permet pas d’envisager une production exclusivement européenne des agro-carburants . D’une part, l’ensemble des terres agricoles européennes ne suffirait pas à satisfaire cette production. D’autre part, la production européenne d’agro-carburants n’est pas concurrentielle et nécessite d’énormes subsides et protections pour rester viable.  Le recours à l’importation et plus particulièrement à celle des productions des terres des pays « du Sud » est donc devenu une évidence.

En Belgique, pour satisfaire les quotas actuels de production d’agro-carburants, 39% des terres arables disponibles ou 23% de la surface agricole belge seraient nécessaires. Pour atteindre l’objectif des 10% en 2020, ces chiffres devraient passer à 57% des terres arables disponibles ou 33% de la surface agricole belge . La Belgique est donc également dans l’obligation soit d’importer les matières premières agricoles pour satisfaire ses besoins, soit d’importer des agro-carburants.

Or, les agro-carburants ont deux conséquences particulièrement néfastes pour les pays du Sud. D’une part, ils y contribuent à une déforestation massive et accélérée. D’autre part, ils provoquent une spéculation foncière avec pour conséquences le développement de crises alimentaires dans des pays déjà défavorisés et une déstabilisation du prix des denrées alimentaires. De plus, y voyant un énorme potentiel de croissance économique, les sociétés multinationales se multiplient et acquièrent de vastes espaces au détriment des populations locales qui se retrouvent chassées de leurs terres, dépourvues de ressources et d’emplois.

Il est bien sûr inadmissible qu’un tel impact socio-économique sur les pays les plus pauvres de la planète soit la conséquence d’une politique européenne permettant à nos populations de consommer « vert » et de rouler toujours plus tout en ayant bonne conscience.

Conséquences sur l’alimentation humaine

Le fait de reconvertir les terres agricoles de la production alimentaire à celle d’agro-carburants engendre, nous l’avons évoqué au point ci-avant, des crises alimentaires dans les pays déjà défavorisés, suscitées notamment par l’augmentation des prix et la pénurie . Pour couvrir leurs besoins alimentaires, ces pays recourent à l’importation nette d’aliments que leur population pauvre est incapable d’acquérir. Selon un rapport de la Banque Mondiale d’août 2008, 75% de la crise alimentaire mondiale serait d’ailleurs à imputer à la politique européenne et nord-américaine de promotion des agro-carburants. 

Ce constat est évidemment inacceptable et justifie un changement de politique urgent.

Impacts déplorables sur la biodiversité et les ressources naturelles

Comme indiqué ci-avant, la combinaison de l’effet CASI et de la délocalisation des cultures destinées à la production d’agro-carburants dans les pays en (voie de) développement a de facto pour conséquence d’encourager la déforestation dans les pays où les milieux forestiers sont particulièrement remarquables. Ce phénomène de déforestation est de plus en plus critique et a des conséquences pour l’ensemble de la planète.

Par ailleurs les cultures destinées à la production d’agro-carburants consistent en monocultures intensives. Ce type de production rime donc avec un modèle d’agriculture particulièrement agressif et néfaste d’un point de vue environnemental. Le développement des monocultures intensives contribue en effet à la création de « déserts » écologiques, de même qu’à la pollution des eaux, des sols et de l’air liée à l’utilisation massive d’engrais chimiques et de pesticides. Cette pression supplémentaire sur les écosystèmes et la biodiversité intervient à un moment où notre planète voit s’effondrer le nombre de ses espèces. 

A l’échelle de la Belgique, les impacts sur la biodiversité des pratiques agricoles intensives sont déjà très largement observés et risquent encore d’être amplifiés par la politique des agro-carburants , notamment : la disparition des surfaces en jachère, la conversion des prairies en cultures, l’intensification des surfaces gérées extensivement.  Il convient dès lors bien évidemment d’exclure ces cultures des habitats de haute valeur biologique que sont les sites Natura 2000, les zones humides et les prairies pour réserver leur développement éventuel à des zones déjà exploitées en cultures intensives. A contrario, notons toutefois que le développement de nouvelles cultures telles que le Miscanthus ou les taillis à très courte rotation (agro-carburants de seconde génération) pourrait apparaître comme une alternative plus intéressante d’un point de vue environnemental à condition qu’elles viennent convertir certaines cultures intensives actuelles.

Critères de durabilité

L’utilisation des agro-carburants ne devrait être soutenue que s’il est démontré qu’elle induit une réduction notable des émissions de gaz à effet de serre, ce qui semble encore aujourd’hui controversé, comme indiqué précédemment. Natagora plaide donc pour que soient réalisés des écobilans des agro-carburants qui intègrent l’ensemble des éléments, non seulement le carbone mais également l’azote, ce dernier étant bien souvent oublié. Les politiques publiques en faveur des agro-carburants se justifiant avant tout par leur capacité à réduire les émissions de gaz à effet de serre, il est essentiel que cette question soit correctement examinée et maitrisée par les décideurs politiques.

La procédure actuellement appliquée pour calculer les émissions de gaz à effet de serre dues aux agro-carburants manque de transparence et soulève des questions sur son indépendance et sa crédibilité. Les critères de durabilité prévus par la Directive EnR paraissent en tous cas critiquables et incomplets. Selon certains, ils seraient même conçus pour garantir la priorité des aides publiques à la production des agro-carburants. Natagora ne se prononce pas sur ce dernier point mais estime, à tout le moins, qu’il convient de redéfinir les critères de durabilité prévus par la législation européenne afin de tenir compte de toutes les répercussions sur l’environnement et la société, et ainsi de promouvoir uniquement les productions qui apportent un véritable progrès.

Recommandations

Sous l’égide de Transport & Environment, plusieurs ONG ont publié, en novembre 2009, un rapport d’évaluation des implications environnementales de la politique européenne en matière d’agro-carburants . Ce rapport conclut que les agro-carburants sont une option loin d’être durable. Les différents impacts exposés ci-dessus démontrent qu’il existe, en effet, un risque considérable que cette politique soit plus destructrice que bénéfique ! Le rapport T&E contient des recommandations pour une révision de la politique européenne. Natagora soutient ces recommandations, à savoir :

Pour la politique européenne

  • L’Union européenne devrait abandonner l’objectif de quota d’énergie renouvelable (agro-carburants) pour le secteur des transports au profit d’un objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre, calculé sur la base de méthodologies scientifiquement robustes et transparentes.
  • L’Union européenne doit se doter de méthodologies d’évaluation correcte et complète de l’impact de ses politiques en matière d’émission de gaz à effet de serre. En particulier, il est indispensable et urgent de tenir compte des effets indirects produits par les agro-carburants en termes d’affectation des sols.
  • L’Union européenne doit s’assurer que l’industrie oriente ses investissements uniquement vers des agro-carburants réellement durables tenant compte de tous les impacts environnementaux induits. 
  • L’Union européenne doit veiller à la transparence et à l’implication de l’ensemble des parties concernées par le processus législatif à venir. La Directive EnR et son application doivent être plus limpides et plus transparentes pour regagner en crédibilité.

En outre, Natagora défend également les recommandations suivantes  :

  • L’Union européenne devrait mettre un terme à « l’obligation de fait » d’importer des agro-carburants afin d’endiguer définitivement les importants impacts néfastes créés dans les pays en (voie de) développement. Les Etats-membres ne devraient avoir recours aux agro-carburants que dans les limites de leurs capacités respectives.
  • L’Union européenne devrait renforcer l’ensemble des critères de durabilité du processus de certification et les rendre contraignants afin de s’assurer d’une réelle durabilité des agro-carburants. Cela implique une révision des critères de réduction des émissions de gaz à effet de serre mais également l’intégration de critères relatifs aux modes de production ainsi qu’aux droits sociaux et humains encore trop négligés aujourd’hui. 
  • L’Union européenne devrait systématiquement réexaminer les aides publiques qui soutiennent une production dommageable sur le plan environnemental et humain. A cet égard, elle devrait saisir l’opportunité de la réforme de la Politique Agricole Commune (PAC) pour favoriser les modèles agricoles extensifs et non les modèles intensifs qui sont actuellement utilisés quasi-exclusivement dans la production d’agro-carburants. 
  • L’Union européenne devrait apporter un soutien massif à l’agriculture paysanne et biologique, seules capables d’alimenter durablement la population de la planète  tout en économisant les quantités de gaz à effet de serre produites. Ce soutien pourrait également se concrétiser au travers de la PAC, notamment par le renforcement des critères de conditionnalité.
  •  L’Union européenne devrait modifier la terminologie de « biocarburants » en « agro-carburants » afin d’éviter toute confusion sur les modes de production.
  • L’Union européenne devrait investir massivement dans la recherche scientifique afin, d’une part, de rechercher d’autres sources d’énergie réellement durables et renouvelables et, d’autre part, d’étudier les impacts environnementaux et sociaux des nouvelles productions mises en place.

Pour les politiques régionales et fédérales belges

Dans le même sens, l’Etat fédéral belge et la Région wallonne peuvent également agir en :

  • Développant la législation, la politique fiscale et d’autres mesures afin de limiter la demande énergétique dans le secteur des transports. Parmi ces mesures, on peut citer l’augmentation de l’efficacité des véhicules et la réduction de la dépendance vis-à-vis des voitures, notamment par une amélioration des transports publics, une valorisation de la mobilité douce (à pied et à vélo) et tout aménagement réduisant les besoins en déplacements. De même, une meilleure efficacité doit être recherchée dans le secteur du transport des marchandises où il faut impérativement réduire la consommation de carburants et encourager de nouvelles solutions plus durables de transport.
  • N’imposant pas de nouveaux quotas d’agro-carburants pour les années à venir et en abandonnant ou abaissant les quotas existants. Il s’agit de mettre un frein à l’utilisation des agro-carburants, notamment dans le cadre de l’élaboration des Plans d’actions nationaux pour l’énergie renouvelable (PANER), au moins jusqu’à la révision des quotas d’agro-carburants prévue en 2014.
  • Promouvant les sources d’énergie renouvelable autres que les agro-carburants (par exemple, l’électricité renouvelable).
  • Intégrant systématiquement des critères environnementaux et sociaux (en ce compris, relatifs aux droits de l’homme) parmi les critères de durabilité des agro-carburants.

Enfin, l’essentiel, tant sur le plan européen que national belge, est que les autorités se munissent d’une véritable politique de réduction de la consommation. Au-delà d’une volonté de « consommer mieux et autrement », il est, en effet, primordial aujourd’hui de consommer moins. Depuis le siècle dernier, l’humain n’a eu de cesse de recourir à des quantités toujours plus grandes d’énergie pour le développement de ses activités, générant de la sorte la première cause du dérèglement climatique. Si l’objectif premier de l’UE est de contribuer à la lutte contre le changement climatique, elle doit donc faire sienne ce constat et adapter ses politiques pour encourager les citoyens européens à diminuer leur consommation dans tous les domaines (énergie, alimentation, matières premières…).

Conclusions

Natagora insiste pour que l’Europe reconsidère d’urgence sa politique vis-à-vis des agro-carburants. Ces derniers ne constituent en rien une alternative acceptable aux carburants traditionnels dès lors que leur production implique des changements d’affectation de l’espace, générateurs de conflits sociaux et environnementaux. 

Dans le cadre de la révision de la Directive EnR, l’Union européenne doit supprimer l’obligation de fait d’importer les agro-carburants et ne produire des agro-carburants que dans les limites de la capacité des Etats-membres. Pour ce faire, il conviendrait d’abandonner l’objectif de quota d’énergie renouvelable pour le secteur des transports au profit d’un objectif de réduction d’émissions de gaz à effet de serre. Le soutien aux carburants des transports serait dès lors basé non pas sur leur dénomination mais sur leur performance climatique. 

La politique européenne sera de cette manière en phase avec son objectif de départ, à savoir, contribuer à la lutte engagée par l’Union européenne contre le changement climatique, dans le respect des peuples et de la biodiversité.

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